L’art de la science, la science de l’art:

les médiations pédagogiques et artistiques d’un patrimoine Scientifique

 

A arte da ciência, a ciência da arte:

Mediação educacional e artística de um patrimônio científico

 

 The art of science, the science of art: educational and artistic mediations of a scientific heritage

 

 El arte de la ciencia, la ciencia del arte: mediaciones educativas y artísticas de un patrimonio científico

 

Emmanuelle LAMBERT[1]

 

Caixa de Texto: Correspondência 

Autor para correspondência. Emmanuelle Lambert
E-mail: emmanuelle.lambert@iut-tlse3.fr 
ORCID: https://orcid.org/0009-0009-7911-6172

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                 

RÉSUMÉ

En partant de l’exposition « D’invisibles porosités » en 2022, cette réflexion retrace les étapes et les enjeux d’un projet pédagogique qui revisite les collections scientifiques de l’Université Toulouse III - Paul Sabatier par le regard et le geste des étudiants de l’Institut supérieur des arts et du design de Toulouse.
L’article analyse les porosités, visibles et invisibles, construites entre art et sciences par cette expérience originale, ainsi que les médiations qui sont à l’œuvre dans ce projet. Nous verrons ainsi comment les collections de l’UPS sont au service de la formation du regard et de la connaissance scientifique, et comment l’art peut aider à la médiation des sciences.

Mots clé: Collection universitaire. Médiation artistique. Patrimoine scientifique.

 

RESUMO

A partir da exposição “Porosidades invisíveis” em 2022, esta reflexão retraça as etapas e os desafios de um projeto educacional que revisita as coleções científicas da Universidade de Toulouse III - Paul Sabatier através dos olhos e gestos dos alunos do Instituto Superior de Artes e Design de Toulouse. O artigo analisa as porosidades, visíveis e invisíveis, construídas entre a arte e as ciências por essa experiência original, bem como as mediações que estão em ação nesse projeto. Assim, veremos como as coleções da UPS servem à formação de pontos de vista e ao conhecimento científico, e como a arte pode ajudar a mediar a ciência.

 

Palavras-chave: Mediações artísticas. Patrimônio científico. Coleção universitária.

 

ABSTRACT

Starting from the exhibition “Invisible porosities” in 2022, this reflection retraces the stages and challenges of an educational project which revisits the scientific collections of the University of Toulouse III - Paul Sabatier through the eyes and gestures of the students from the Higher Institute of Arts and Design of Toulouse. The article analyzes the porosities, visible and invisible, constructed between art and sciences by this original experience, as well as the mediations which are at work in this project. We will thus see how the UPS collections serve the training of views and scientific knowledge, and how art can help mediate science.

 

Keywords: Artistic mediations. Scientific heritage. University collection.

 

RESUMEN

A partir de la exposición “Porosidades invisibles” de 2022, esta reflexión recorre las etapas y los desafíos de un proyecto educativo que revisita las colecciones científicas de la Universidad de Toulouse III - Paul Sabatier a través de los ojos y los gestos de los estudiantes del Instituto Superior de Artes y Diseño de Toulouse. El artículo analiza las porosidades, visibles e invisibles, construidas entre el arte y las ciencias por esta experiencia original, así como las mediaciones que operan en este proyecto. Veremos así cómo las colecciones de la UPS sirven para la formación de visiones y conocimientos científicos, y cómo el arte puede ayudar a mediar en la ciencia.

 

Palabras clave: Colección universitaria. Mediación artística. Patrimonio científico.

 

 

1 INTRODUCTION

 

Art et science entretiennent des relations complexes, et bien que parfois perçues comme antinomiques, ces disciplines n’en sont pas moins complémentaires. Nous interrogerons précisément la rencontre entre les arts plastiques et des collections universitaires scientifiques. Si les recherches en SIC sur les musées, la vulgarisation et la médiation scientifiques sont anciennes et nombreuses (Jurdant, Jacobi, Schiele, Le Marec, Rasse, Van-Praët), celles sur les musées universitaires sont plus rares en France qu’au Brésil, ces musées ont été moteurs dans l’histoire des musées et la muséologie sociale, et la communauté scientifique est impliquée dans la vulgarisation et la transmission de la culture scientifique et technique.

Notre approche du patrimoine universitaire se fera par le prisme des médiations artistiques pour interroger la façon dont elles peuvent donner à voir, voire revisiter des collections scientifiques. En effet, il s’agira d’analyser ce qui fait médiation dans un projet pédagogique prenant appui sur les collections patrimoniales de l’Université Toulouse III - Paul Sabatier (UPS), et en collaboration avec l’Institut supérieur des arts et du design de Toulouse (ISDAT). Partant de l’exposition intituléeD’invisibles porositésprésentée dans le bâtiment administratif central de l’Université Paul Sabatier du 22 avril au 8 juin 2022, ainsi que d’observations et de témoignages, nous retracerons quelques étapes et enjeux d’un projet pédagogique dans lequel le regard et le geste des étudiants de l’ISDAT se construisent d’abord, puis reconstruisent les collections scientifiques de l’UPS.

Nous analyserons ainsi les porosités, visibles et invisibles, créées entre art et sciences à travers cette expérience; il ne s’agira pas tant d’étudier la dimension dialogique entre les deux, que de montrer les liens qui peuvent se tisser et s’enrichir: quel regard peut porter l’art sur un patrimoine scientifique? Et de façon corollaire comment faire la médiation des sciences par l’art? Nous verrons que les collections de l’UPS sont au service de la formation du regard et de la connaissance scientifique, et nous explorerons les correspondances ainsi créées entre art et science, pour voir dans quelle mesure la création artistique peut participer, de façon singulière, à la médiation de ce patrimoine scientifique.

 

2. L’ART DE LA SCIENCE: FORMATION DU REGARD ET DU GESTE

 

2.1 Des liens anciens entre art et sciences

 

L’art est présent depuis longtemps dans les collections scientifiques, il s’exprime notamment dans deux traditions médicales: la “signature picturale” et la “fantaisie médicale”. La première fait référence aux portraits de personnalités et donateurs, souvent des médecins, représentés entourés d’objets symboliques évoquant leur fonction ou leur discipline. La seconde, renvoie à des représentations imaginaires de maladies ou cas d’étude, mais sans fondement scientifique ou médical. L’histoire de l’art et l’histoire de l’anatomie sont par exemple étroitement liées, dans une perspective patrimoniale, comme en témoignent Hélène Palouzié et Caroline Ducourau (2017): “Tout aussi utile à la formation des médecins qu’à celle des artistes, l’art des cires anatomiques est un art hybride, à mi-chemin entre sculpture et médecine, le scientifique et l’esthétique s’entremêlent dans les laboratoires la mort est au service de la vie”.

En ce qui concerne l'imagerie médicale, notamment les planches anatomiques, ainsi que les collections médicales (préparations naturelles, écorchés, modèles en plâtre et en cire), elles ont été abordé par la recherche selon deux points de vue principaux: l’un artistique et l’autre pédagogique ou didactique, comme outil d'enseignement en médecine. C’est au croisement de ces approches que nous aborderons ces collections universitaires, pour en révéler la dynamique médiationnelle.

 

2.2 Histoire et intentions d’un projet pédagogique

 

La collaboration entre les établissements de l’UPS et de l’ISDAT est née d’une rencontre: le projet a été initié en 2017 par Nathalie Séjalon-Delmas, responsable du Service commun d’étude et de conservation des collections patrimoniales (SCECCP) de l’Université Paul Sabatier, et par Michel Cure, artiste-peintre et intervenant à l’ISDAT sur les enseignements de dessin et peinture. Nathalie Séjalon-Delmas a ainsi lancé ce projet, a favorisé durant plusieurs années les liens avec les personnels de l’UPS mobilisés et elle a initié des projets de recherche pour le valoriser. L’Université Paul Sabatier possède un patrimoine remarquable qui témoigne d’une longue et riche tradition de recherche et d’enseignement. Ses collections relèvent de différents champs disciplinaires[2] :

·        des collections de botaniques (regroupant 65 herbiers, soit environ 400 000 spécimens); de paléontologie (environ 300 000 pièces); de minéralogie (près de 30 000 pièces, l’une des premières de France); de biologie animale (plusieurs milliers d’échantillons de la fin du XIXe siècle); - des collections vivantes au Jardin botanique de Toulouse et à l’arboretum Henri Gaussen;

·        un fonds photographique “Henri Gaussen” (plus de 40 000 clichés);

·        un fonds d’instruments scientifiques du XIXe et début du XXe siècle (500 pièces), et le droguier de la faculté de Pharmacie.

Ce fonds patrimonial compte aujourd’hui 6 collections, et près de 1 million d’objets et spécimens pris en charge par le SCECCP. Un inventaire commencé en partenariat avec la Région Occitanie dénombre plusieurs milliers de spécimens zoologiques, planches d’herbiers, fossiles et minéraux, spécimens d’anatomie humaine, cires anatomiques, et instruments (notamment de physique). Sans oublier les 1100 affiches d’enseignement et le patrimoine scientifique contemporain…[3] Ces collections vastes et diversifiées sont conservées dans plusieurs lieux (cabinets de collections, salles de cours, musée d’anatomie, ou dans des entrepôts). Elles sont utilisées dans le cadre de cours et valorisées par des expositions temporaires (à la bibliothèque universitaire), ou par une politique éditoriale.

Concernant l’ISDAT, le projet a été construit pour les 56 étudiants de 1ère année, et il s’inscrit dans le cadre de deux cours, “Anima” et “Spécimen”, encadrés par les enseignants Michel Cure et Sandra Aubry. L’intention initiale du projet, dans le cours “Anima”, était la suivante:

“La pratique du dessin et de la peinture, se fera au premier semestre par des visites dans le jardin botanique et parmi les collections d’anatomie humaine de l’Université Paul Sabatier. L’immersion au sein même d’un cabinet de curiosité aux spécimens rares et précieux nous servira de support et de contexte pour interroger les frontières du dessin. Nous pourrons remettre en question ses définitions et rendre compte des mécanismes et des liens qu’il génère, dans une triangulation constante entre la main, la pensée et l’outil[4].

Dans le coursSpecimenau deuxième semestre, l’objectif pédagogique vient prolonger la démarche: “À partir de la relecture des éléments collectés au premier semestre, développer un travail approfondi de dessin et de peinture, en opérant des choix pour transformer vos propositions en affirmations plastiques[5]. De plus, les étudiantes du cours “VIVO”, encadré par Sandra Aubry et Stefania Meazza, ont expérimenté l’organisation et la mise en place de l’exposition: réflexion thématique, choix du titre, accrochage et modes de diffusion.

 

2.3 Étapes de travail et retour sur expérience

 

Le projet se structure en trois étapes classiques de création: depuis la démarche de dessin in situ jusqu’à l’exposition en passant par le travail en atelier: il s’agit ainsi de prendre des collections comme objet d’étude, de développer un travail plastique plus personnel et de le restituer. Les étudiants ont tout d’abord visité les collections dans les salles de travaux pratiques de biologie animale de la Faculté sciences et ingénierie (FSI), dans le musée d'anatomie de la Faculté de Médecine et au jardin botanique Henri Gaussen, pour découvrir ces univers et être au contact direct des objets pour les observer et les dessiner.

Ensuite, en atelier, ils ont expérimenté le processus de création et ont abordé la question de la représentation à travers différents axes: les jeux de rapports d’échelle, du micro au macro, les détails, les textures, la matière, la couleur et la lumière, en lien constant avec une réflexion sur le vivant.  Différents médiums: acrylique, sanguine, plume, encre et peinture textile ont été utilisés. Il s’agit aussi de travailler la capacité à se dégager d’un motif (dessin lié à un objet des collections) pour aller vers des représentations moins identifiables.

Enfin, l’exposition des travaux des étudiants présentée dans la coursive du bâtiment administratif central de l’université est venue parachever ce projet annuel. Elle a donné une visibilité à une sélection de réalisations plastiques de grands formats et de carnets de croquis préparatoires, ainsi qu’à quelques objets et spécimens issus des collections.

Le projet existait donc depuis plusieurs années, avec notamment l’exposition des travaux étudiants dans les jardins Henri Gaussen, mais c’est après la crise Covid en 2022, que la première exposition-restitution d’envergure a vu le jour.

Ce projet est perçu depuis ses début comme une expérience profitable pour les étudiants en art, il est un terrain d’observation et un “terreal” fertile selon Miche Cure, notamment car l’un des enjeux est de les sensibiliser au contexte et aux préoccupations sociétales et écologiques actuelles. Par cette expérience de création au contact des objets, l’enseignant espère créer un espace de réflexion pour cettejeune génération face à l’anthropocène”.

La rencontre avec les objets des collections est quant à elle une surprise toujours renouvelée pour les étudiants en art, notamment la collection médicale, souvent associée à unegalerie des monstres” et qui suscite de vives réactions. Cependant les étudiants font preuve “de curiosité et de générosité”, selon leurs enseignants. Comme l’analyse Nélia Dias (1992), “s'il est un domaine dans lequel il est possible de suivre l'articulation des divers sens et la prépondérance de certaines dimensions sensitives au détriment d'autres, c'est bien celui des collections médicales”. En effet, l'épithètemusée des horreurssouvent associé aux musées médicaux, montre une certaine représentation du dégoût, de la répulsion et du monstrueux dont il est difficile de se départir. Ce projet pédagogique et artistique tente précisément de poser un autre regard sur tous ces objets, qu’ils soient agréables ou désagréables à observer.

L’expérience initiée par ce projet est encore en construction, comme en témoigne Michel Cure, qui en tant qu’artiste dit jouer un rôle d’enseignant et de “sentinelle”; dans une démarche de médiation pédagogique, il doit apprendre à observer et à transmettre. Les collections contribuent à construire de nouvelles connaissances et dans le cas présent de l’UPS, nous pouvons dire que les chercheurs, les enseignants et les étudiants impliqués dans ce projet tentent de développer une approche renouvelée des collections pour en faciliter l’appropriation.

 

3. LA SCIENCE DE L’ART: UN PATRIMOINE SCIENTIFIQUE AU PRISME DE L’ART

 

Nous mettrons ici en perspective les médiations visibles et invisibles qui sont à l’œuvre dans ce projet pédagogique. Quand l’art est une approche de médiation pour voir autrement les objets scientifiques: c’est sous ce prisme que les étudiants en art, jeunes artistes, réinterprètent des objets des collections pour en proposer une autre représentation ou vision plus ou moins imaginaire.

 

3.1 Les collections et créations dans un processus de mediation

 

Historiquement, les objets des collections de l’UPS ont pour vocation de servir d’outils ou supports pédagogiques pour des enseignements. Ils sont initialement considérés comme des objets d’étude (avant que l’imagerie photographique ne les remplace dans cette fonction). Ils permettent ainsi d’accompagner un enseignement, d’illustrer un thème, de mieux observer et comprendre pour compléter des expériences, et ce quelles que soient les disciplines (médecine, botanique ou biologie végétale, minéralogie ou zoologie). Si ces d’outils pédagogiques servent à la formation des étudiants en sciences, il en est de même d’une certaine manière pour les étudiants en art, venant à la rencontre de ces collections et qui s’en servent de modèle pour l’apprentissage du dessin par la copie, ou encore pour s’en inspirer plus librement, à la manière du modèle vivant et des collections de moulages de plâtre dans les écoles de Beaux-arts. Utiliser les collections comme objet d’observation et d’étude est donc leur fonction première.

La valeur patrimoniale de ces collections rares voire uniques, est aussi de témoigner de l'histoire de l'enseignement et de la recherche au sein de l'Université de Toulouse et de ses Facultés des sciences et de médecine. Les objets ont donc le statut de document ou d’archive car ils sont les témoins d’une étape dans l’histoire de la science, des découvertes scientifiques autant que des outils techniques. De l’oubli à la patrimonialisation, le processus est lent, et on peut ainsi envisager qu’une pluralité de regards se porte sur ces objets: un point de vue scientifique, historique ou mémoriel, ou encore esthétique.

Dans l’une des étapes de leur valorisation, dès lors qu’ils sont intégrés dans un dispositif de monstration ou d’exposition, ces objets des collections deviennent ainsi des expôts. Nombre de collections, notamment les cires anatomiques, animaux naturalisés, machines et outils techniques sont par exemple mis en scène dans des vitrines (de salles de cours, réserves pédagogiques ou au musée d’anatomie interne à la Faculté de Médecine), parfois à la manière d’objets d’art.

C’est le cas aussi avec l’expositionFragments de Science”, qui a été analysé par ses concepteurs, Corine Labat et Carlos de Matos, dans une première publication consacrée aux collections de l’UPS (Teixeira, Fraysse, Séjalon-Delmas, 2022, 97-113)[6]. Les auteurs montrent ainsi que le dispositif d’une exposition temporaire, évolutive et par fragments, met l’accent sur quatre objets singuliers issus de quatre disciplines; il incite en outre à les faire circuler en hors-les-murs, et il suscite aussi un dialogue ou du moins il permet de construire une “métacognition”.

Enfin, à travers le développement de ce projet entre l’UPS et l’ISDAT, les objets des collections nourrissent et favorisent l’avènement de nouvelles créations plastiques, dans un processus de transfiguration, sorte de transgénèse qui fait advenir un nouvel objet culturel qui sera à son tour exposé. Ainsi, le patrimoine est réinvesti par l’art dans un mouvement de “filiation inversée”, comme l’a analysé Jean Davallon qui montre que “le passé n’existe que comme construit dans le présent” (2006, 27). Le projet artistique participe en effet au processus de patrimonialisation dans la mesure “un objet est patrimonial par la pratique qui le constitue comme tel, par l’usage qui en est fait et par les effets qu’il produit” (Davallon, 2015, 18).

Les collections universitaires à vocation pédagogique sont cependant peu visibles voire invisibles d’un large public car elles sont conservées dans des lieux confidentiels. Elles se donnent progressivement à voir aux visiteurs: d’abord en interne aux autres étudiants des différentes disciplines de la même université, ou encore des autres universités toulousaines, comme en témoigne les expositions délocalisées régulièrement organisées tellesFragments de Science” présente dans les bibliothèques universitaires de l’UT3 et l’UT2, et au Quai des savoirs.

En outre une politique éditoriale de valorisation des collections s’est développée, en ligne d’abord (par une base documentaire illustrée sur le site internet), puis par la publication de livres. Quelques médiations des collections existent: orales lors de rares visites guidées, écrites sur des cartels et panneaux, ou iconographiques encore, mais elles demeurent réduites et fragmentaires. Dans d’autres universités françaises, telle celle de Montpellier, les actions culturelles menées autour des collections témoignent d’une ouverture plus large à des visiteurs extérieurs. Cette idée d’ouverture traduit en effet un mouvement de l’université vers l’espace public et les citoyens, à l’image des musées souhaitant devenir des lieux de réflexion et de débat sur/dans la société.

Par ailleurs, les collections servent un plus large dessein : celui de permettre un autre regard porté sur les sciences, de “développer une curiosité sur le vivant” selon Michel Cure, ou encore de sensibiliser tous les étudiants à des sujets et objets liés aux problématiques écologiques actuelles. Cette intention rejoint la définition même de la médiation comme modalité d’accès aux savoirs ou comme sensibilisation et transformation du regard sur le monde. Nous pouvons donc dire que les objets des collections universitaires et les créations artistiques constituent de fait des objets médiateurs à plusieurs titres: ils participent d’un processus de médiation dans la mesure ils sont porteurs de sens et aident à transmettre des connaissances, d’une part concernant les sciences qu’ils incarnent et plus largement concernant des problématiques scientifiques qui se posent à notre société.

Les collections de l’UPS témoignent d’un “processus inachevé de patrimonialisation” (Teixeira, Fraysse, Séjalon-Delmas, 2022, 25), et le projet pédagogique avec l’ISDAT s’inscrit dans un continuum de médiations. La valorisation et la médiation de ce patrimoine sont aujourd’hui encore en construction, et peuvent s’apparenter aux “noyaux de mémoireselon l’expression brésilienne utilisée en muséologie sociale par Sidélia Teixeira (2016) concernant les collections et musées universitaires de l’Université fédérale de Bahia (UFBA)[7] . Dans le cas toulousain, il s’agit d’un laboratoire sans lieu (ce n’est pas un musée) mais dont les collections sont valorisées par une communauté ou des groupes investis dans la transmission de savoirs. En écho aux analyses de Sidélia Teixeira, ces collections universitaires s’apparentent certes à un laboratoire de formation du regard, mais qui gagnerait à se développer encore davantage en laboratoire de pratiques interdisciplinaires, voire à se constituer en réel musée universitaire.

 


 

3.2 Les médiations artistiques des collections scientifiques

 

Depuis plusieurs années, et notamment dans le cadre du réseau MUSSI, nous avons eu l’occasion d’analyser le rôle des arts au service de la médiation dans des musées de Beaux-arts, avec Julie Deramond (2021, 2015) sur des mosaïques de médiations construites par le croisement de différentes expressions artistiques (arts du spectacle, cirque, musique); ou encore avec Dominique Trouche (2014, 2012), sur la mode et la danse. Il nous a alors semblé intéressant de prolonger ces recherches en les confrontant à un terrain plus scientifique.

 

3.2.1 Une approche par l’imaginaire:

 

Ce projet pédagogique symbolise la fonction même de l’art, celle d’une immense liberté d’expression et de réception. Dans le processus créatif, les objets des collections sont un point de départ et non une finalité: il ne s’agit pas seulement de les représenter, par ressemblance ou reproduction, mais de se laisser inspirer, guider, pour ouvrir un autre espace de visibilité possible, ou encore intensifier la relation au monde. Dans ce processus qu’accompagne Michel Cure, il s’agit de se “dégager progressivement des motifs pour aller vers des choses plus personnelles”. Autrement dit, non pas tant représenter l’objet comme preuve ou trace d’une connaissance scientifique, mais l’utiliser pour nourrir une nouvelle expérience ou proposition esthétique.

Comme il est mentionné dans le document de présentation du cours “Anima”: “Le travail de la composition, du support et du format seront interrogés à travers la fiction, la narration et la série”. Il s’agit de partir de la réalité des objets pour aller vers l’imaginaire. Raconter ou inventer parfois à partir de l’objet des collections, comme on le fit autrefois en médecine avec lesFantaisies médicales”, ces représentations imaginaires de maladies, et dont le musée de la médecine de l’Hôpital La Grave à Toulouse conserve quelques exemples. Nous pourrions dire ainsi qu’il s’agit de mêler l’imagination et la poésie à la rationalité, d’intégrer une touche de fantaisie dans un monde de sciences dites “dures”, autrement dit de faire se rencontrer deux univers souvent éloignés, du moins dans les représentations.

A l’instar de l’exposition par fragments analysée par Corine Labat et Carlos de Matos, l’approche artistique permet d’éveiller la curiosité et de transmettre une autre perception sur les objets ; par exemple elle peut renforcer la vision fragmentaire de détails, comme vue au microscope. En référence aussi à l’exposition photographiquePetits fragments de Science”, les auteurs précisent l’influence du médium pour donner une autre visibilité aux objets, par les détails et les effets de matières. Dans le projet de l’ISDAT, les différents médiums travaillés (peinture, dessin, encre de chine) et les changements d’échelle permettent aussi de multiplier les points de vue sur les objets. Certaines créations plastiques créent des effets de décontextualisation l’objet peut disparaître, ou ne plus être identifiable, mais c’est aussi tout l’intérêt, comme dans l’expositionFragments de science”: isoler ou créer des rapprochements, révéler des formes stylisées, des “survivancesdirait l’historien de l’art et philosophe Georges Didi-Huberman, définies comme des “formes vivantes de gestes-émotions fondamentaux” (2002).

 

3.2.2 Un regard sensible:

 

L’approche de la culture par les émotions, ce celles-ci soient liées aux patrimoines (Fabre, 2013), ou aux expositions (Crenn, Vilatte, 2020), fussent-elles scientifiques, est aujourd’hui incontournable. Dans le projet étudié, l’expérience sensible et émotionnelle est première dans la rencontre avec les objets: les étudiants dessinent devant les objets, ils les scrutent, et cela avec des ressentis variés allant de la surprise au rejet, en passant par la curiosité. Puis les étudiants passent par l’art pour représenter ou rendre sensible la complexité: les objets des collections donnent une réalité matérielle à la complexité des sciences, tandis que l’art tente de représenter cette matérialité pour la rendre sensible, autant qu’il espère la transfigurer pour ouvrir vers une autre complexité.

Enfin, lors de l’exposition, des objets des collections ont été placés près des travaux d’étudiants, ce qui a favorisé une approche plus sensible que scientifique, invitant à la contemplation formelle plus qu’à l’analyse, et créant “un déplacement du sens vers les sens” (Boutaud, 2007). Jean-Jacques Boutaud exprime ce regard sensible porté sur des objets ou du patrimoine comme une forme de réenchantement: “L’attrait du sensoriel s’explique par deux éléments clés des situations de communication portées par le réenchantement, deux phénomènes étroitement liés: la quête d’expérience et la valorisation du moment au sein de l’expérience sensible” (2007). Dans ce projet pédagogique et artistique, l’intention n’est donc pas tant d’expliquer ou d’expliciter les objets par le dessin, que de sensibiliser, d’éveiller, “de provoquer des éveils, sensibles, émotionnels, intellectuels[car ainsi] stimuler des interprétations, c’est donner la possibilité au visiteur de se construire sa propre appropriation” comme le rappelle Serge Chaumier (2010, 35). L’art ouvre ainsi la voie à d’autres imaginaires, d’autres réceptions sensibles, il se fait passeur entre l’objet et le regardeur, médiateur presque invisible et pourtant si présent. Et en référence à l’approche pédagogique de Michel Cure, nous pouvons ajouter que l’artiste-peintre et enseignant apparaît aussi comme une figure de témoin-passeur, doublement médiateur: il participe à la formation esthétique en art ainsi qu’à la formation du regard des étudiants sur le monde.

 

3.2.3 Une médiation métaphorique:

 

Nous pourrions définir la médiation artistique dans ce projet en faisant référence à la métaphore, cette figure rhétorique de la ressemblance dans laquelle les comparaisons sont implicites. Plus précisément c’est ici la “métaphore in praesentia”, dans laquelle le comparé et le comparant sont en co-présence (à la différence de la “métaphore in absentia”) qui est mobilisée: dans l’exposition une sélection d’objets est présentée en regard des créations artistiques, une co-présence qui permet ainsi de donner à voir des liens. La métaphore, en inventant des images, vient ainsi créer du sens par l’analogie de formes, de matières et de couleurs, ou par des techniques et des styles invitant au jeu des ressemblances et des dissemblances. Plus largement, en créant des comparaisons implicites, des déplacements, et une poésie visuelle, le dispositif nous amène aussi à interpréter librement les images, à porter un regard de néophyte sur les objets, et à changer de focale ou de point de vue pour les (re)découvrir.

Parmi les liens ainsi tissés entre art et science, nous pouvons donc identifier plusieurs perspectives: élargir nos manières de voir et de penser les objets, ouvrir à de nouvelles représentations, rendre sensibles les objets ou poétiser la science, révéler la dimension esthétique, la beauté du vivant, transformer ce qui intrigue ou déplait en objet de curiosité/d’intérêt, désacraliser le rapport aux objets ou aux savoirs, etc. Loin de penser les relations art/science en termes d’antinomie: subjectivité vs objectivité, la sensibilité et les émotions vs l’intelligence et les savoirs ou encore le pathos vs le logos, le projet et l’exposition invitent au contraire à tisser des liens, à co-construire des connaissances par des regards complémentaires.

Le Service commun d’étude et de conservation des collections patrimoniales de l’université créé en 2011 a bien saisi l’enjeu de la valorisation de ses collections, notamment à travers ce type de partenariat avec l’Institut supérieur des arts et du design de Toulouse. À l’image de toute collection muséale et patrimoniale, il s’agit en effet de faire de cet héritage universitaire non plus seulement une vaste réserve d’objets à conserver, gérer, étudier et transmettre, mais une richesse patrimoniale à mettre en lumière pour montrer l’intérêt de ces objets singuliers voire uniques. Les différentes actions de médiation et de communication, notamment les expositions régulières, les publications, et ce projet pédagogique, contribuent ainsi à accompagner une démarche de médiation interdisciplinaire, pour faire connaître et valoriser ce patrimoine méconnu. C’est d’ailleurs ainsi que la patrimonialisation prend sens: dans les apports et les réinterprétations de différentes époques, dans un processus fait de transversalités et sans cesse en (re)construction.

À l’instar des musées (du moins selon l’ancienne acception de l’ICOM), il s’agit aussi de faire des collections de l’université, non plus seulement des objets d’étude et d’éducation, mais des objets de délectation. Nous pourrions encore ajouter, selon la dernière définition du musée donnée par l’ICOM (2022), que ce partenariat souhaite participer d’un partage plus large des connaissances.

 

 

 

 

3.2.4 Pour une poétique et une poïétique de la médiation

 

En définitive, nous pouvons envisager ce projet pédagogique par le double prisme d’une approche poétique et poïétique de la médiation. La médiation artistique est en effet une proposition qui œuvre pour une nouvelle vision ou interprétation des objets, elle incite à un regard sensible, esthétique et poétique, elle ouvre vers l’imaginaire. De plus, l’importance du processus de création, et l’approche praxique montrent une médiation à l’œuvre, en train de se faire dans un temps long: cela révèle l’importance de prendre en compte la dimension ou la démarche poïétique de toute médiation. Ce projet illustre, par petites touches, la fabrique d’une médiation.

Cette approche de la science par la médiation sensible et métaphorique montre en outre que la dimension esthétique, au sens originel du terme de “rendre sensible”, est parfaitement partagée par les arts et les sciences. En effet, si notre tradition occidentale a séparé très tôt ces disciplines, construisant selon Bruno Latour (2012) “d’un côté un monde de la fiction, de la culture disons, et de l’autre un monde de la raison et de la nature”, les artistes et les scientifiques ont toujours collaboré. Et l’auteur de constater: “les capacités de création et d’inventions de mondes sont les mêmes dans les deux cas”[8] . Il y a dans ce projet d’invisibles porosités de disciplines, des intermédiations et des réciprocités de regard entre art et science qu’il serait intéressant de rendre plus visibles encore. L’étape de la médiation artistique à destination des étudiants et personnels de l’Université Paul Sabatier pourrait s’apparenter à un prologue, celui d’une valorisation des collections à destination d’un plus large public et d’une médiation culturelle plus structurée dans le cadre d’un musée universitaire qui pourrait jouer plusieurs rôles : améliorer l’accès aux connaissances scientifiques, en montrer la diversité et l’interdisciplinarité, favoriser le dialogue ou les regards croisés sur les collections pour expliciter les savoirs, montrer l’engagement des communautés d’acteurs (enseignants, étudiants), et promouvoir les connaissances scientifiques et artistiques comme un bien commun. Ce projet a contribué à rapprocher deux mondes, ceux de l’art et de la science, qui mériteraient de s’hybrider davantage.

Ce projet pédagogique, outre les médiations artistiques qu’il construit, interroge plus largement notre rapport au monde et au vivant. Les collections scientifiques et notamment médicales des universités pourraient par ailleurs alimenter les recherches dans le domaine de “l'histoire et de l'anthropologie sensorielledéveloppée par Alain Corbin (1990), il s’agit de “discerner rétrospectivement le mode de présence au monde des hommes du passé par l'analyse de la hiérarchie des sens et de la balance établie entre eux à un moment de l'histoire et au sein d'une société donnée” (1990, 13-14). Nous avons tenté de saisir comment deux disciplines, l’art et la science questionnent et co-construisent le monde qu'elles partagent. À travers leurs complémentarités, nous serions amenés à penser, en reprenant ce vers du poète allemand Hölderlin, que “Riche en mérites, mais poétiquement toujours, sur terre habite l’homme[9]. L’une des richesses de ce projet tient in fine à cela: donner une autre visibilité aux objets des collections, et surtout permettre des porosités de disciplines, des réciprocités de regards et des intermédiations sur les collections patrimoniales. Gageons qu’il puisse nous amener, peut-être, à habiter plus poétiquement le monde...

BIBLIOGRAPHIE

Boutaud, Jean-Jacques, 2007. Du sens, des sens. Sémiotique, marketing et communication en terrain sensible, Semen [En ligne], 23 | 2007, URL: http://semen.revues.org/5011

 

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[1] Université Toulouse III - Paul Sabatier, LERASS - Axe Patrimoines et médiations, emmanuelle.lambert@iut-tlse3.fr

[2] https://www.univ-tlse3.fr/culture/patrimoine-et-collections. Voir aussi Patrick Fraysse, Nathalie Séjalon-Delmas, 2019. Exposer les savoirs pluriels de la mémoire scientifique de l’Université Paul Sabatier de Toulouse. 4e Journée Scientifique Internationale du Réseau Mussi : Médiations de l’Information, Démocratie et Savoirs Pluriels, June 2019, Belo Horizonte, Brésil. hal-03813732

[3]https://patrimoines.laregion.fr/no_cache/fr/items-globaux/detail-article/index.html?tx_ttnews%5Btt_ news%5D=2125

 

[4] Fiche pédagogique, document interne, ISDAT, 2022.

[5] Idem.

 

[6] Voir aussi: Corine Labat et Carlos de Matos, 2022. Fragments de Science vol.1, et Fragments de Science vol.2, Toulouse, EDP Sciences.

[7] Sidélia Teixeira (dir), 2016. Patrimônio e Museus na contemporaneidade. Salvador da Bahia, Edufba.

 

[8] Bruno Latour: http://profondeurdechamps.com/2012/10/19/entretien-avec-bruno-latour-12-lart-et-la-science/

 

[9] Friedrich Hölderlin, Les Cahiers de l’Herne, André du Bouchet (trad.), 1977. In Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade.