Comment patrimonialiser
outils et créations issus du milieu hospitalier?
Como podemos tornar as ferramentas
e criações hospitalares parte de nosso patrimônio?
How can
hospital tools and creations become part of our heritage?
¿Cómo
podemos hacer que las herramientas y creaciones
hospitalarias formen parte de nuestro
patrimonio?
Mylène COSTES[1]
RÉSUMÉ
Comment appréhender le patrimoine d’une université? L’article présente le projet d’inventaire participatif mis en place à l’Université
de Perpignan, une des plus jeunes
universités de France et en même
temps, une des plus anciennes
d’Europe. Selon une approche info-communicationnelle, nous interrogeons
la patrimonialité des objets
contemporains du savoir. Nous expliquons
pourquoi et comment nous impliquons
la communauté universitaire
en établissant les liens entre les notions de communauté et d’université. Il ressort, entre autres
que les fabriques de la science et du patrimoine sont
corrélativement associées.
Mots-clés: Patrimoine universitaire.
Patrimonialité. Patrimonialisation.
inventaire participatif. communauté universitaire.
RESUMO
Como entender o patrimônio de uma universidade?
Este artigo apresenta o projeto de inventário participativo criado na
Universidade de Perpignan, uma das universidades mais jovens da França e também
uma das mais antigas da Europa. Usando uma abordagem de infocomunicação,
examinamos o patrimônio de objetos de conhecimento contemporâneos. Explicamos
por que e como envolvemos a comunidade universitária, estabelecendo os vínculos
entre as noções de comunidade e universidade. Entre outras coisas, conclui-se
que as fábricas de ciência e o patrimônio estão associados de forma correlata.
Palavras-chave: Patrimônio universitário.
Patrimonialidade. Patrimonialização. inventário participativo. Comunidade.
ABSTRACT
How do you understand a
university's heritage? This article presents the participatory inventory
project set up at the University of Perpignan, one of the youngest universities
in France and, at the same time, one of the oldest in Europe. Using an info-communication
approach, we examine the heritage of contemporary knowledge objects. We explain
why and how we involve the university community, establishing links between the
notions of community and university. It emerges, among other things, that the
factories of science and heritage are correlatively associated.
Key words: University
heritage. Patrimoniality. Patrimonialization.
participatory inventory. university community.
RESUMEN
¿Cómo entender el patrimonio de una universidad? Este artículo presenta el
proyecto de inventario participativo puesto en marcha en la Universidad
de Perpiñán, una de las más
jóvenes de Francia y, al mismo
tiempo, una de las más antiguas de Europa. Mediante un
enfoque infocomunicativo, examinamos el patrimonio de objetos de conocimiento contemporáneos.
Explicamos por qué y cómo
implicamos a la comunidad universitaria
estableciendo los vínculos
entre las nociones de comunidad y universidad. Resulta,
entre otras cosas, que las
fábricas de la ciencia y el
patrimonio están
correlativamente asociadas.
Palabras clave: Patrimonio universitário. Patrimonialidad. inventario participativo. comunidad universitária.
1 INTRODUÇÃO
Ce chapitre se propose de réfléchir à la patrimonialisation
des productions à caractère
artistique en provenance du milieu hospitalier.
Il prend appui sur les résultats de
diverses recherches, conduites
au cours d’une quinzaine d’années, entre 2007 et 2022, en France. À travers des exemples de collections tant anciennes que contemporaines, ce chapitre interroge les processus de patrimonialisation à
l’œuvre, les choix et questionnements qui en découlent.
Dans cette recherche, nous prenons appui sur l’acception proposée par Jean Davallon qui considère que la patrimonialisation “est le processus par lequel un collectif reconnaît le statut de patrimoine à des objets matériels ou immatériels, de sorte que ce collectif se trouve devenir l’héritier de ceux qui les ont produits et qu’à ce titre il a l’obligation
de les garder afin de les transmettre” (Davallon,
2014).
Une première partie est consacrée
au processus de patrimonialisation d’une collection d’art brut à la Fondation Bon Sauveur d’Alby (hôpital psychiatrique situé dans le Tarn). Constituée par le médecin aliéniste Benjamin Pailhas, cette collection a été redécouverte après des décennies d’oubli dans les caves de l’institution. Les relations nouées entre ce patrimoine et les
actions culturelles récentes permettent d’interroger le rôle de l’atelier culturel en tant que dispositif de médiation au sein
de l’hôpital, espace possible de réflexion sur le patrimoine de la santé. Une deuxième partie est consacrée aux
ateliers d’art thérapie, elle rend compte des interrogations posées autour de la conservation et du
devenir de ces productions créées
dans un cadre thérapeutique.
Les réflexions actuelles conduites dans les établissements hospitaliers pour harmoniser les pratiques permettent de remettre le patient au cœur du processus
sur le devenir de l’œuvre.
2 MOBILISER L’ANCIEN POUR PENSER
LA CRÉATION CONTEMPORAINE
2.1 La collection
Benjamin Pailhas: faire de
la patrimonialisation une ressource
Cette recherche s’est faite en concertation avec le Groupe de Recherche Interdisciplinaires sur
les patrimoines hospitaliers.
Les travaux qui y sont produits permettent de comprendre le changement de regard porté par les acteurs sur
les patrimoines de la santé.
Depuis les années 80, la sauvegarde des patrimoines en lien avec la santé
devient une question
importante tant pour les acteurs culturels que sanitaires (Poisat, 1999). Notre recherche participe de la
mise en évidence de l’évolution
des enjeux liés à la patrimonialisation dans le champ de la santé ainsi que des nouveaux usages qui en découlent. En étudiant la patrimonialisation et
la valorisation d’un patrimoine culturel de santé, nous avons
pu constater comment ce qui relève de l’ancien devient mobilisable comme “ressource” pour l’établissement hospitalier.
Le premier cas ici exposé prend pour
exemple la collection Benjamin Pailhas de la Fondation Bon Sauveur d’Alby. La reconnaissance patrimoniale de cette collection d’art brut s’est faite
tardivement. Le fonds se compose de dessins, sculptures, broderies, objets et outils créés par des patients internés à l’asile du Bon sauveur au début
du XXe siècle. Réalisées entre 1900 et 1936, ces productions
concernent au moins 26 auteurs et se révèlent comme un témoignage de la vie de cet établissement à l’époque concernée.
Les matériaux utilisés sont essentiellement
issus de la récupération. Ils ont été
détournés de leur fonction première comme la pierre, le galet, le plâtre, la brique ou encore
les os. Des personnages confectionnés
en mie de pain ont également été retrouvés.
Le système autarcique en
place au début des années 1900 est retranscrit dans diverses créations. L’objet peut ici être
envisagé comme témoin, élément restitutif d’une mémoire, d’un lieu
et de ses acteurs.
Le caractère spontané et la simplicité des matériaux utilisés permettent d’apparenter ces œuvres au courant
de l’art brut constitué par Jean Dubuffet à partir de 1949. Les premières œuvres de la collection Benjamin Pailhas en possèdent déjà tous les critères.
Elles sont la conjugaison d’un besoin intérieur
et d’une absence de références aux canons académiques établis. Ces
cas d’hospitalisation prolongée,
associés à l’absence de tout recours thérapeutique,
ont contribué pour certains patients
à faire du travail artistique
une véritable échappatoire.
Les œuvres de cette collection ont été réalisées dans
le secret et l’indépendance,
preuve de leur nature désintéressée.
Lors de la redécouverte de cette collection au début
des années 2000 dans les
caves de l’institution, le comité culturel
a proposé à la direction un
projet afin de patrimonialiser cette collection, notamment via la mise en place d’une exposition permanente. Rapidement,
la nécessité s’est imposée de proposer une muséologie au croisement
d’objets et de discours, de
développer une approche
plus émotive que formelle
des œuvres à l’instar de ce
qui se pratique au musée de l’art brut (Gonzalez, Martinez, 1996). Depuis plusieurs décennies, la muséographie hospitalière de tradition esthétique s’est vu bousculer
par le développement d’un patrimoine scientifique et technique mobilisé en tant que marqueur d’un contexte (Nardin, 2006). Tout ce qui est traces du quotidien hospitalier par l’usage social
qui peut en être fait engagent les acteurs à les transformer en patrimoine (Poisat, 2008). De
plus en plus, le patrimoine de santé
se voit mobiliser en tant que “patrimoine-ressource”.
Le cas de la collection Benjamin
Pailhas en est un parfait exemple.
Notre terrain a consisté en l’étude du processus de patrimonialisation de cette collection. Pour cela, nous avons conduit
une étude à l’aide d’un questionnaire adressé à l’ensemble de la communauté hospitalière ainsi que des entretiens semi-directifs avec le personnel (tout profil). Cela, dans l’objectif de comprendre la place
de cette collection dans la vie de l’établissement,
le ressenti du personnel face à ce patrimoine et son degré d’implication dans sa valorisation.
Présenté par les directions successives comme un élément vecteur de cohésion institutionnelle, le patrimoine
se voit mobiliser comme un élément communicationnel. Ce choix stratégique n’est pas sans créer
des tensions au sein de l’enceinte hospitalière. Certains trouvant indécent d’allouer une part du budget à une action d’ordre culturel dans un contexte sanitaire tendu auquel s’adjoignent des fermetures successives de places d’hospitalisation. A l’opposé, d’autres membres du personnel
impliqué dans cette action de patrimonialisation ont su y trouver un intérêt d’ordre soignant et professionnel, parfois même personnel.
Effectivement, nous avons pu observer
que le patrimoine est objet de détournements et de réappropriations (De Certeau,
1990) pour répondre à des réflexions et pratiques contemporaines.
Nous sommes là face à de nouveaux usages qui modifient le
statut patrimonial de la collection,
la faisant progressivement passer d’un patrimoine
“objet” à un patrimoine “ressource”.
Au-delà des aspects sensibles et esthétiques,
la valorisation de cette collection, par la création d’un musée
dédié, a également été pensée comme
un élément de communication
interne et externe. La logique des porteurs suit le schéma suivant: patrimoine -communication-ouverture
sur la cité-valorisation de l’établissement-
démystification de la psychiatrie.
Ici, l’acte de patrimonialisation n’est pas une finalité en soi, mais l’élément
permettant d’enclencher un processus beaucoup plus large destiné à servir avant tout les intérêts de la structure. Les traces du passé sont rendues visibles dans une intention managériale non exprimée explicitement. Ainsi, ce patrimoine objet devenu patrimoine ressource n’en reste pas moins l’objet
d’un certain détournement.
Pour la direction et le comité culturel
en charge du projet, ouvrir l’hôpital sur la ville apparaît comme l’enjeu majeur
du processus de patrimonialisation.
L’idée sous-jacente étant que le projet culturel de l’hôpital peut devenir son image auprès du public. Au-delà, dans notre
étude, nous relevons une volonté d’en faire un élément fédérateur permettant le regroupement d’employés autour d’un même
projet patrimonial censé conduire
à la formalisation d’une identité culturelle commune. Mais cet
enjeu relève davantage de l’utopie que de la réalité, les salariés ne se sont pas véritablement
approprié ce patrimoine. À l’instar de ce qui a été observé dans d’autres établissements
(Poisat, 1994), l’implication
du personnel dans la valorisation du patrimoine hospitalier est restée très faible.
Pour autant, bien que ce projet
patrimonial n’ait pas été fédérateur en interne, il aura contribué à l’inscription de la politique culturelle dans le projet d’établissement. Au-delà d’une potentialité symbolique qui n’a pas été opérante,
c’est dans sa potentialité pratique (Davallon, 1999) que ce patrimoine s’est révélé comme une ressource à part entière pour l’ensemble
de la communauté hospitalière.
Il a permis
d’impulser autour de lui de nouveaux projets culturels, faisant des traces du passé une ressource
contemporaine. Tel a été le cas
du projet culturel mené dans
le cadre du programme “Culture à l’hôpital” devenu “Culture et
Santé”. L’artiste plasticien Jurgen Schilling est intervenu durant plusieurs mois pour assurer des
ateliers d’arts plastiques auprès de patients en cours d’hospitalisation. À cette
occasion, une visite du musée Pailhas a été organisée permettant
aux patients actuels de découvrir
les créations réalisées par
leurs prédécesseurs. De cette rencontre est née la base du projet développé
par l’artiste, invitant les participants à revisiter les créations
exposées au musée Pailhas, pour proposer, à l’aide du medium
peinture, de nouveaux témoignages
de leur quotidien hospitalier. L’artiste lui-même s’est imprégné
de la collection pour proposer une exposition individuelle en partenariat avec le centre d’art
contemporain de la ville. À
l’issue du projet, les productions des patients ont été exposées
dans différents lieux communs de l’hôpital ainsi que dans l’espace dédié
aux expositions temporaires du musée.
2.2 L’atelier
culturel: un dispositif de médiation détourné
Nous avons suivi le déroulé de ce projet culturel inspiré de la collection Benjamin Pailhas. Nous nous sommes intéressés à ce qui relève de la production secondaire, autrement dit, à la manière et aux sens par lesquels
les personnels impliqués mobilisent le dispositif atelier.
Pour ce faire, l’apport de
la sociologie d’Erwing
Goffman a été déterminant.
L’atelier culturel est un nouveau cadre d’expérience (Goffman, 1974) pour
le personnel et agit comme une modalisation (cadre secondaire). Il représente une modalisation du
cadre primaire de la relation
soignant-soigné.
Le dispositif de médiation culturelle est ici détourné
(de Certeau, 1990), il est acteur dans le passage de l’exercice du soin à prendre soin (Herreros, 2008). Le dispositif
se voit “braconné”
par les soignants, comme élément complémentaire à la
prise en charge, obstruant un peu plus la frontière entre ce qui relève d’une part de la culture et du patrimoine à proprement parler et d’autre part de l’art thérapie.
L’espace de l’atelier opère un déplacement des rôles chez le personnel
hospitalier. La participation
se révèle constitutive de l’identité
professionnelle et de l’identité
personnelle. Le dispositif
atelier apparaît comme la “fabrique”
(de Certeau, 1990) même des acteurs.
Parce qu’il est l’élément tiers de l’acte de médiation et qu’il repose sur une co-production,
il permet le partage d’une expérience
esthétique. Rappelons que cette dernière favorise pour la personne une reconnaissance identitaire
(Caune, 2006), ce point s’est
révélé́ particulièrement
significatif pour les personnels impliqués.
À
l’instar de l’exposition (Davallon, 1999), l’atelier de
pratique artistique représente
une forme de “déterritorialisation”. Étant “socialement
construit”, il représente une situation de médiation. L’atelier culturel se révèle un élément tiers au sein
de l’hôpital, il est la formalisation d’une médiation culturelle permettant l’émergence d’un
nouveau dispositif communicationnel.
Il rend possible l’articulation entre les sujets (patients, personnel, artistes) et les relations.
Son opérativité reste fortement liée à la figure
de l’artiste. L’atelier culturel, figure neutre, permet de rassembler et de rendre acteurs du processus de médiation culturelle les différents participants. Interface[2] entre public et objet
culturel, l’atelier culturel l’est également entre deux groupes
(patients et personnels). Il est mobilisé́
comme support à l’interaction
plus que comme finalité́.
Le dispositif de l’atelier peut être considéré́ comme un “être culturel” au sens donné par Yves Jeanneret. L’être
culturel se définit par sa capacité de circulation
et par les réappropriations dont
il est l’objet (Jeanneret,
2014). Le concept
de trivialité[3]
développé par l’auteur permet d’appréhender les phénomènes de circulation.
L’atelier
culturel propose une forme
de remédiation entre soignants
et soignés et participe d’une transmission
(artistes intervenants). Il
peut s’agir de permettre aux patients
l’acquisition de savoirs sur des artistes ou des courants de pensée, mais également sur des savoir-faire techniques (aquarelle, dessin...). Ces appropriations ont donné lieu à des détournements. Ainsi, un dispositif de médiation culturelle peut à la fois être mobilisé par les différents acteurs en tant qu’élément communicationnel et être également l’objet de détournements, de “fabriques”
autres (de Certeau, 1990), pour répondre tant
à des besoins personnels
qu’à des logiques professionnelles
et institutionnelles. Le projet culturel, tout comme la patrimonialisation de la
collection Pailhas ont été mobilisé par la direction comme outil de communication organisationnelle.
Dans la continuité́ des
travaux conduits en sociologie des organisations par Gilles Herreros (2004), et montrant comment, en tant qu’objet
instituant, le projet culturel vient perturber les traditionnels
rapports de pouvoir établis
par le cadre hospitalier, nous avons
montré dans cette recherche
comment un dispositif de médiation
culturelle peut rendre compte d’une
certaine porosité des
cadres et interroger les identités
professionnelles (Costes, 2012).
Un autre aspect de cette recherche s’inscrit dans la
continuité des travaux interrogeant
la modification des représentations sociales dans le champ de l’action
culturelle (Fabiani, 1995: Colin, 1998, Siganos, 2002). Nous avons mis en
exergue cette évolution des
représentations sociales,
pour le personnel participant aux ateliers culturels.
Dès lors, cette modification est la trace manifeste de l’effet à long
terme du dispositif (point caractéristique de la médiation culturelle): un déplacement du
regard s’est opéré.
Du côté des artistes intervenants, le “braconnage” évoqué par Michel de
Certeau se manifeste à un autre
niveau. La pratique artistique est mise en lien avec les problématiques
contemporaines et le vécu
des patients auxquels elle s’adresse. Nous avons ainsi interrogé
un possible “glissement” de
l’intervention artistique
qui s’oriente vers ce que l’on pourrait qualifier
d’engagement citoyen
(Costes, 2018). Comme le souligne
Michèle Gellereau, “les
artistes eux-mêmes revendiquent un rôle de médiateur, que ce soit dans l’interprétation de leurs œuvres, dans
l’interdisciplinarité artistique
ou encore dans leurs appuis
aux pratiques “amateurs”
(2016: 34). Le projet culturel
se veut co-construit. L’intervention en hôpital psychiatrique fait sens pour l’artiste,
non pas dans une logique démonstrative, mais dans une volonté
de transmission. Il préside dans le projet un désir de redynamiser les personnes hospitalisées, marqué par une revendication
affichée du caractère “utile” de leur démarche. Le caractère collectif de l’atelier permet de le définir comme un dispositif de co-production. En cela, ce résultat
participe d’une réflexion
plus générale sur le statut
de l’objet culturel. Ici, il perd
son caractère sacralisé
au profit de l’expérience (Caune, 1999), il devient support
et non finalité.
Cette étude nous a conduit
à interroger ce qu’il
en est pour les ateliers à visée thérapeutique, tant du point de vue des professionnels (premier point)
que de celui des patients.
Si la patrimonialisation des
collections anciennes, à teneur artistique, ne semble pas poser
de questions, il n’en est pas
de même pour les créations actuelles. La création du mouvement de l’art brut par Jean Dubuffet ainsi que le déploiement des ateliers d’art thérapie dans les structures de soins dès les années 1950 ont modifié le regard porté sur les créations produites par des personnes en cours d’hospitalisation.
3 LES PRODUCTIONS ISSUES DES
ATELIERS D’ART THÉRAPIE: UN PATRIMOINE EN DEVENIR?
3.1 Conserver
pour avoir le choix de patrimonialiser?
Depuis plusieurs décennies, divers facteurs participent du développement de l’art thérapie: l’aménagement d’un lieu, la mise à disposition
de fournitures et surtout l’incitation à l’expression
qui donnent naissance
à un art encadré, organisé.
Depuis, le débat est posé et ouvert, concernant la frontière entre manifestation artistique et art thérapie.
Récemment, nous avons eu
l’occasion de participer à
une recherche collaborative
menée dans le cadre d’un IDEX le projet Pluriart (Pluridisciplinarité et
art thérapie), sur la période
2017-2019. Il s’est agi d’engager une recherche sur le statut et le
devenir des productions d’art
d’art thérapie, selon une approche pluridisciplinaire, associant médecins, juristes, muséologues et chercheurs en sciences de l’information et de
la communication. Les réponses
aux interrogations
relatives à l’organisation, à la protection, à la conservation,
à l’exposition de ces productions
à caractère artistique
des patients, constituent désormais une nécessité pour ces institutions.
Notre questionnement central dans ce projet a été de comprendre ce qui est fait de ces productions menées dans un cadre thérapeutique. Pour cela, nous avons enquêté
sur trois établissements hospitaliers psychiatriques: la Fondation Bon-Sauveur d’Alby, l’hôpital du Vinatier à Bron ainsi que l’hôpital de Montfavet à Avignon. Nous sommes allés interroger, via des entretiens semi-directifs, les soignants intervenants dans ces ateliers (ergothérapeutes, infirmiers) ainsi que ceux en charge des prescriptions (médecins). Il nous a semblé nécessaire d’accorder également voix aux discours des principaux intéressés, ainsi nous sommes
également allés recueillir la parole des patients, quant à leur réception sur ces ateliers et leurs envies relatives au devenir de leurs productions.
En l’absence de cadre légal et règlementaire, nous avons constaté que la conservation est une question traitée de manière très aléatoire,
or, s’il n’y a pas de processus
de conservation, il ne peut y avoir
patrimoine. De là a émergé notre hypothèse
selon laquelle ces créations en cours ou récentes peuvent
être envisagées en tant que “patrimoine en devenir”.
Les principes de conservation sont très divergents d’un hôpital à l’autre. Les institutions de santé ne font
pas de la question patrimoniale, et plus largement culturelle, l’une de leurs priorités. Ce que nous avions constaté en 2008 lors de la création du musée Benjamin Pailhas se confirme, d’autant
plus que les difficultés inhérentes
au fonctionnement des hôpitaux n’ont fait que grandir depuis la crise sanitaire liée à l’épidémie de COVID 19.
Dès lors, les actions de valorisation entreprises relèvent de quelques volontés individuelles, parfois collectives émanant du corps soignant. Il existe une absence totale de cadre légal sur ce qui doit ou non être
conservé.
Bien que les patients aient la possibilité de récupérer leurs productions, les créations restant dans l’enceinte
hospitalière sont de plus
en plus nombreuses, ce qui conduit
à considérer plus sérieusement
la question de leur
devenir. Face à un manque de locaux
et de place, des choix sont
effectués par les équipes
en charge de ces ateliers.
Nous nous sommes donc interrogés sur les critères les guidant. Il en ressort que les éléments pris en considération pour décider de la conservation sont multiples. Ils peuvent être en rapport avec l’organisation
ou non d’une exposition, auquel cas le personnel se donne un temps plus long pour garder
avant de détruire. Cela
conforte le rôle de l’exposition
dans le processus de patrimonialisation (Davallon,
1999). Le reste des critères est
de l’ordre du subjectif: la
création est considérée par le soignant comme un témoignage du patient en tant qu’individu. Il y a certes une volonté de garder une trace notamment en essayant d’archiver via des photos prises des productions. Cependant, en l’absence de compétences documentaires et archivistiques, le procédé s’avère complexe à mettre en
place pour les professionnels
de santé.
Ces questionnements semblent pourtant de plus en plus prégnants,
notamment dans les établissements psychiatriques ou les ateliers dits d’art thérapie
ou de thérapies médiatisées sont à l’origine d’un nombre important de créations, qu’il faut tour à tour pouvoir stocker.
L’hôpital de Purpan a entamé une vraie réflexion sur le sujet avec la mise en place d’un groupe de travail dédié. Dans cet établissement, un protocole a
été mis en place à l’arrivée
de chaque nouveau patient dans l’atelier. Dès le départ, ce dernier est informé des possibilités de devenir de ce qu’il
va réaliser ici. Ce procédé favorise une meilleure prise en compte du consentement du producteur. Parallèlement, l’équipe de l’hôpital de jour de psychiatrie a mis en
place un travail d’identification
des œuvres conservées. Ces procédures sont longues et
complexes puisqu’il s’agit
de retrouver les auteurs et
d’indexer des œuvres couvrant plus d’une quarantaine d’années. Ce travail d’identification, pouvant parfois donner lieu à restitution auprès
du producteur, témoigne
d’un changement de regard sur ces
productions. Désormais, elles
sont considérées comme propriété de leur auteur et non de l’institution.
Nous avons observé une volonté d’harmoniser
les pratiques, au moins à l’échelle
locale avec une concertation engagée
sur trois établissements hospitaliers.
Bien que les
patients soient au centre du dispositif de production, leur point de vue a été peu abordé dans les recherches, quel que soit le champ disciplinaire. Cette faiblesse prospective peut s’expliquer par la complexité d’accès aux interviewés. Jusqu’alors, les recherches s’orientaient vers les enjeux professionnels de ces pratiques (Herreros, 2004; Herreros et Milly,
2009; Costes, 2012; Vandeninden, 2010, 2015). En donnant la parole aux personnes hospitalisées
en hôpital psychiatrique participant à ces ateliers,
l’enjeu était de comprendre leurs représentations, les apports et
les relations qu’elles instituent à partir de leur(s)
création(s), dans ce
cadre de soins. Nous souhaitions
répondre aux questions suivantes: qu’est-ce que
ces productions représentent
pour elles? Que leur apporte la participation à un atelier de pratique
artistique à visée thérapeutique? Quels rapports entretiennent-elles avec les soignants
et les autres patients? Qu’en est-il de leur volonté concernant le devenir de
ces productions (exposition,
vente, conservation)?
Nous avons interrogé́ vingt-cinq
participants aux ateliers à caractère artistique (dessin, peinture, bois, terre, sculpture). La mise en place du protocole d’enquête a nécessité une collaboration avec
les professionnels des établissements
hospitaliers. Pour la réalisation des entretiens, le personnel responsable de l’atelier
a prévenu les participants
de notre venue afin de savoir qui accepterait de
nous rencontrer. Les patients étaient invités à répondre à
nos questions individuellement
ou accompagnés (selon leur choix)
dans une pièce dédiée à côté
de l’atelier. Les entretiens
se sont déroulés à la
suite d’une séance de pratique.
Nous pouvons en retenir que l’atelier d’art thérapie fait figure d’espace d’exaltation, l’activité produite par les patients y est perçue avant tout comme une occupation favorisant une rupture dans le
temps d’hospitalisation. L’atelier est un cadre propice à la tranquillité. Il fait émerger chez
les personnes un sentiment
de valorisation, favorisé
par les interventions bienveillantes
des personnels encadrants.
La liberté ressentie est évoquée comme un élément clé de la séance d’art thérapie,
qu’il s’agisse de liberté
de mouvement, de création, d’absence de jugement. Ce terme de liberté́ est revenu à maintes reprises au cours de nos entretiens: les patients sont libres d’aller et venir; certains viennent un quart d’heure et repartent, d’autres s’assoupissent durant l’atelier. Les patients sont
libres de produire comme ils l’entendent.
Ils apprécient l’esprit de ces ateliers simples où, disent-ils, ils ne sont pas jugés et où l’on ne se moque pas d’eux. Cette perception
correspond aux intentions des organisateurs. Les soignants expliquent que la création n’est pas le but du jeu:
c’est le processus de création
qui est thérapeutique.
La prescription permettant
de s’adonner à un acte
de création est favorablement perçue par les
patients et reconnue comme
constitutive de leur parcours
de soins. La participation à un atelier favorise la découverte d’un
penchant, voire répond
à de réelles compétences,
dans le domaine artistique
(peinture, sculpture, musique...).
Concernant le regard
que les patients portent sur le devenir
de leurs productions, nous avons
pu constater que le rapport
à l’exposition est plutôt mitigé. Il n’y a pas
vraiment de consensus; certains
sont plus enclins que d’autres à exposer. Nombreux sont ceux à estimer que leur production n’est pas valable ou à craindre le jugement des autres. Toutefois, l’appréhension intervient surtout au début. Ensuite, la majorité des patients déclarent être satisfaits de la dynamique créée par l’exposition. Cela leur permet de découvrir le regard des visiteurs, éventuellement d’échanger avec eux.
3.2 Comment
penser la consultation de restitution en art thérapie
comme un dispositif de médiation?
À l’hôpital
Purpan de Toulouse, la démarche
entreprise pour identifier les auteurs et restituer les productions soulève d’importants questionnements.
Pour les soignants, cette démarche permet de penser le lien avec la notion de “rétablissement” des personnes. Cet accès à la culture s’inscrit dans une volonté de dé- stigmatisation. Ces pratiques permettent d’amorcer une réflexion sur le statut et la valeur des œuvres (Heinich, 2017). Souvent, la temporalité des soins n’est pas en adéquation
avec le temps des patients. De fait, la consultation de restitution est proposée un an après la réalisation
d’une œuvre. Ce délai est nécessaire
pour favoriser une réappropriation par le patient. L’idée
du personnel soignant est
de créer une distance entre
temps de création et temps de décision
davantage axé sur la temporalité
perçue comme nécessaire pour les patients.
Cet écart temporel va permettre
une mise à distance des émotions
et parfois des impulsivités
qui ont pu être investies dans la création. Le regard vers l’art permet une
pause. La discussion sur le devenir de la production favorise une redéfinition
de la relation soignant-soigné, favorisant un mouvement entre l’institution et son extérieur. Au
cours de cette consultation
de restitution, le soignant agit comme
un accompagnateur du choix du patient, le plus éclairé, le plus apaisé
possible. Il peut s’agir de les rassurer ou d’amener
de la valeur de soin pour ceux qui n’arrivent
pas à opérer un choix sur le devenir de la création.
Il peut soit
décider de repartir avec, soit le détruire, soit en faire don à l’hôpital.
Lors de ces consultations de restitution d’œuvres, les patients se montrent souvent étonnés. Ils prennent
alors conscience de ce qui
a été réalisé́,
générant un changement de point de vue sur leur création. Ainsi, l’espace de consultation, via la restitution, devient un support narratif de soi et des soins. Dispositif de médiation, il devient à son tour un point de départ pour réinitier et moduler la prise en charge. La trace laissée par les œuvres devient un support psychothérapeutique.
Ces différents terrains ont permis de constater
comment les créations produites en contexte hospitalier sont à considérer, ou tout du moins à envisager, comme élément patrimonial. Pour les productions et collections anciennes, il s’agit
de compléter ce qui relève
du patrimoine de la santé, d’apporter un autre regard sur le fonctionnement passé des institutions de soins. S’en saisir
aujourd’hui représente également une possibilité d’ouvrir l’hôpital vers l’extérieur, à travers la création artistique. Pour les productions actuelles, bien qu’il ne s’agisse
pas de patrimoine, au sens développé
par Jean Davallon[4], les questions de conservation, de stockage, de propriété des œuvres sont essentielles
pour harmoniser les pratiques et faire en sorte que certaines créations soient protégées, pour un jour avoir
la possibilité d’être l’objet d’un processus
de patrimonialisation. Il s’agit également d’assurer une continuité entre passé et futur comme le suggère Jean Davallon reprenant l’expression de l’ethnologue Jean
Pouillon pour parler du phénomène de “filiation inversée”, de ce double mouvement dont l’objet est
l’opérateur: “C’est nous qui, depuis le présent, avons reconnu à cet objet
une valeur (…) c’est nous qui décidons que nous sommes leurs
héritiers et qui estimons alors ce que nous devons garder pour
le transmettre à ceux qui viendront après nous” (Davallon, 2002).
REFERÊNCIAS
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[1] Maître de conférences à l’Université
de Perpignan Via Domitia. Membre
du CRESEM-UPVD et chercheure associée
à Héritages-CNRS.
[2] Jean Davallon explique que la médiation culturelle va permettre la mise en place d’une
interface entre deux univers
distincts représentés par
le public et par l’objet culturel (1999).
[3] La trivialité désigne
“le caractère fondamental
des processus qui permettent
le partage, la transformation,
l’appropriation des objets
et des savoirs au sein d’un espace
social hétérogène” (Jeanneret, 2014: 20).
[4] Pour qu’il y ait patrimonialisation un
ensemble de critères doivent
être réunis: la reconnaissance du groupe, la production de savoirs autour de l’objet, la déclaration de l’objet comme patrimoine, l’exposition de l’objet afin de le rendre accessible au public,
et enfin l’obligation de le
transmettre aux générations futures (Davallon,
2004).