Comment patrimonialiser outils et créations issus du milieu hospitalier?

 

     Como podemos tornar as ferramentas e criações hospitalares parte de nosso patrimônio?

 

How can hospital tools and creations become part of our heritage?

 

¿Cómo podemos hacer que las herramientas y creaciones hospitalarias formen parte de nuestro patrimonio?

 

Mylène COSTES[1]

 

Caixa de Texto: Correspondência 

Autor para correspondência. Mylène Costes
E-mail: mylene.costes@univ-tlse2.fr 
ORCID: https://orcid.org/0009-0004-0227-0562
 

                                                                                                                                                                                                                                                                                     

      




      

     

 

 

 

 

RÉSUMÉ
Comment appréhender le patrimoine d’une université? L’article présente le projet d’inventaire participatif mis en place à l’Université de Perpignan, une des plus jeunes universités de France et en même temps, une des plus anciennes d’Europe. Selon une approche info-communicationnelle, nous interrogeons la patrimonialité des objets contemporains du savoir. Nous expliquons pourquoi et comment nous impliquons la communauté universitaire en établissant les liens entre les notions de communauté et d’université. Il ressort, entre autres que les fabriques de la science et du patrimoine sont corrélativement associées.

Mots-clés: Patrimoine universitaire. Patrimonialité. Patrimonialisation. inventaire participatif. communauté universitaire.

 

RESUMO
Como entender o patrimônio de uma universidade? Este artigo apresenta o projeto de inventário participativo criado na Universidade de Perpignan, uma das universidades mais jovens da França e também uma das mais antigas da Europa. Usando uma abordagem de infocomunicação, examinamos o patrimônio de objetos de conhecimento contemporâneos. Explicamos por que e como envolvemos a comunidade universitária, estabelecendo os vínculos entre as noções de comunidade e universidade. Entre outras coisas, conclui-se que as fábricas de ciência e o patrimônio estão associados de forma correlata.

Palavras-chave: Patrimônio universitário. Patrimonialidade. Patrimonialização. inventário participativo. Comunidade.

 

ABSTRACT
How do you understand a university's heritage? This article presents the participatory inventory project set up at the University of Perpignan, one of the youngest universities in France and, at the same time, one of the oldest in Europe. Using an info-communication approach, we examine the heritage of contemporary knowledge objects. We explain why and how we involve the university community, establishing links between the notions of community and university. It emerges, among other things, that the factories of science and heritage are correlatively associated.

 

Key words: University heritage. Patrimoniality. Patrimonialization. participatory inventory. university community.

 

RESUMEN
¿Cómo entender el patrimonio de una universidad? Este artículo presenta el proyecto de inventario participativo puesto en marcha en la Universidad de Perpiñán, una de las más jóvenes de Francia y, al mismo tiempo, una de las más antiguas de Europa. Mediante un enfoque infocomunicativo, examinamos el patrimonio de objetos de conocimiento contemporáneos. Explicamos por qué y cómo implicamos a la comunidad universitaria estableciendo los vínculos entre las nociones de comunidad y universidad. Resulta, entre otras cosas, que las fábricas de la ciencia y el patrimonio están correlativamente asociadas. 

Palabras clave: Patrimonio universitário. Patrimonialidad. inventario participativo. comunidad universitária.

 

1 INTRODUÇÃO

Ce chapitre se propose de réfléchir à la patrimonialisation des productions à caractère artistique en provenance du milieu hospitalier. Il prend appui sur les résultats de diverses recherches, conduites au cours d’une quinzaine d’années, entre 2007 et 2022, en France. À travers des exemples de collections tant anciennes que contemporaines, ce chapitre interroge les processus de patrimonialisation à l’œuvre, les choix et questionnements qui en découlent.

Dans cette recherche, nous prenons appui sur l’acception proposée par Jean Davallon qui considère que la patrimonialisationest le processus par lequel un collectif reconnaît le statut de patrimoine à des objets matériels ou immatériels, de sorte que ce collectif se trouve devenir l’héritier de ceux qui les ont produits et qu’à ce titre il a l’obligation de les garder afin de les transmettre” (Davallon, 2014). 

Une première partie est consacrée au processus de patrimonialisation d’une collection d’art brut à la Fondation Bon Sauveur d’Alby (hôpital psychiatrique situé dans le Tarn). Constituée par le médecin aliéniste Benjamin Pailhas, cette collection a été redécouverte après des décennies d’oubli dans les caves de l’institution. Les relations nouées entre ce patrimoine et les actions culturelles récentes permettent d’interroger le rôle de l’atelier culturel en tant que dispositif de médiation au sein de l’hôpital, espace possible de réflexion sur le patrimoine de la santé. Une deuxième partie est consacrée aux ateliers d’art thérapie, elle rend compte des interrogations posées autour de la conservation et du devenir de ces productions créées dans un cadre thérapeutique. Les réflexions actuelles conduites dans les établissements hospitaliers pour harmoniser les pratiques permettent de remettre le patient au cœur du processus sur le devenir de l’œuvre.

 

2 MOBILISER L’ANCIEN POUR PENSER LA CRÉATION CONTEMPORAINE

 

2.1 La collection Benjamin Pailhas: faire de la patrimonialisation une ressource

 

Cette recherche s’est faite en concertation avec le Groupe de Recherche Interdisciplinaires sur les patrimoines hospitaliers. Les travaux qui y sont produits permettent de comprendre le changement de regard porté par les acteurs sur les patrimoines de la santé. Depuis les années 80, la sauvegarde des patrimoines en lien avec la santé devient une question importante tant pour les acteurs culturels que sanitaires (Poisat, 1999). Notre recherche participe de la mise en évidence de l’évolution des enjeux liés à la patrimonialisation dans le champ de la santé ainsi que des nouveaux usages qui en découlent. En étudiant la patrimonialisation et la valorisation d’un patrimoine culturel de santé, nous avons pu constater comment ce qui relève de l’ancien devient mobilisable commeressourcepour l’établissement hospitalier.

Le premier cas ici exposé prend pour exemple la collection Benjamin Pailhas de la Fondation Bon Sauveur d’Alby. La reconnaissance patrimoniale de cette collection d’art brut s’est faite tardivement. Le fonds se compose de dessins, sculptures, broderies, objets et outils créés par des patients internés à l’asile du Bon sauveur au début du XXe siècle. Réalisées entre 1900 et 1936, ces productions concernent au moins 26 auteurs et se révèlent comme un témoignage de la vie de cet établissement à l’époque concernée.

Les matériaux utilisés sont essentiellement issus de la récupération. Ils ont été détournés de leur fonction première comme la pierre, le galet, le plâtre, la brique ou encore les os. Des personnages confectionnés en mie de pain ont également été retrouvés. Le système autarcique en place au début des années 1900 est retranscrit dans diverses créations. L’objet peut ici être envisagé comme témoin, élément restitutif d’une mémoire, d’un lieu et de ses acteurs.

Le caractère spontané et la simplicité des matériaux utilisés permettent d’apparenter ces œuvres au courant de l’art brut constitué par Jean Dubuffet à partir de 1949. Les premières œuvres de la collection Benjamin Pailhas en possèdent déjà tous les critères. Elles sont la conjugaison d’un besoin intérieur et d’une absence de références aux canons académiques établis. Ces cas d’hospitalisation prolongée, associés à l’absence de tout recours thérapeutique, ont contribué pour certains patients à faire du travail artistique une véritable échappatoire. Les œuvres de cette collection ont été réalisées dans le secret et l’indépendance, preuve de leur nature désintéressée.

Lors de la redécouverte de cette collection au début des années 2000 dans les caves de l’institution, le comité culturel a proposé à la direction un projet afin de patrimonialiser cette collection, notamment via la mise en place d’une exposition permanente. Rapidement, la nécessité s’est imposée de proposer une muséologie au croisement d’objets et de discours, de développer une approche plus émotive que formelle des œuvres à l’instar de ce qui se pratique au musée de l’art brut (Gonzalez, Martinez, 1996). Depuis plusieurs décennies, la muséographie hospitalière de tradition esthétique s’est vu bousculer par le développement d’un patrimoine scientifique et technique mobilisé en tant que marqueur d’un contexte (Nardin, 2006). Tout ce qui est traces du quotidien hospitalier par l’usage social qui peut en être fait engagent les acteurs à les transformer en patrimoine (Poisat, 2008). De plus en plus, le patrimoine de santé se voit mobiliser en tant que “patrimoine-ressource”. Le cas de la collection Benjamin Pailhas en est un parfait exemple.

Notre terrain a consisté en l’étude du processus de patrimonialisation de cette collection. Pour cela, nous avons conduit une étude à l’aide d’un questionnaire adressé à l’ensemble de la communauté hospitalière ainsi que des entretiens semi-directifs avec le personnel (tout profil). Cela, dans l’objectif de comprendre la place de cette collection dans la vie de l’établissement, le ressenti du personnel face à ce patrimoine et son degré d’implication dans sa valorisation.

Présenté par les directions successives comme un élément vecteur de cohésion institutionnelle, le patrimoine se voit mobiliser comme un élément communicationnel. Ce choix stratégique n’est pas sans créer des tensions au sein de l’enceinte hospitalière. Certains trouvant indécent d’allouer une part du budget à une action d’ordre culturel dans un contexte sanitaire tendu auquel s’adjoignent des fermetures successives de places d’hospitalisation. A l’opposé, d’autres membres du personnel impliqué dans cette action de patrimonialisation ont su y trouver un intérêt d’ordre soignant et professionnel, parfois même personnel. Effectivement, nous avons pu observer que le patrimoine est objet de détournements et de réappropriations (De Certeau, 1990) pour répondre à des réflexions et pratiques contemporaines. Nous sommes face à de nouveaux usages qui modifient le statut patrimonial de la collection, la faisant progressivement passer d’un patrimoineobjet” à un patrimoineressource”.

Au-delà des aspects sensibles et esthétiques, la valorisation de cette collection, par la création d’un musée dédié, a également été pensée comme un élément de communication interne et externe. La logique des porteurs suit le schéma suivant: patrimoine -communication-ouverture sur la cité-valorisation de l’établissement- démystification de la psychiatrie. Ici, l’acte de patrimonialisation n’est pas une finalité en soi, mais l’élément permettant d’enclencher un processus beaucoup plus large destiné à servir avant tout les intérêts de la structure. Les traces du passé sont rendues visibles dans une intention managériale non exprimée explicitement. Ainsi, ce patrimoine objet devenu patrimoine ressource n’en reste pas moins l’objet d’un certain détournement.

Pour la direction et le comité culturel en charge du projet, ouvrir l’hôpital sur la ville apparaît comme l’enjeu majeur du processus de patrimonialisation. L’idée sous-jacente étant que le projet culturel de l’hôpital peut devenir son image auprès du public. Au-delà, dans notre étude, nous relevons une volonté d’en faire un élément fédérateur permettant le regroupement d’employés autour d’un même projet patrimonial censé conduire à la formalisation d’une identité culturelle commune. Mais cet enjeu relève davantage de l’utopie que de la réalité, les salariés ne se sont pas véritablement approprié ce patrimoine. À l’instar de ce qui a été observé dans d’autres établissements (Poisat, 1994), l’implication du personnel dans la valorisation du patrimoine hospitalier est restée très faible.

Pour autant, bien que ce projet patrimonial n’ait pas été fédérateur en interne, il aura contribué à l’inscription de la politique culturelle dans le projet d’établissement. Au-delà d’une potentialité symbolique qui n’a pas été opérante, c’est dans sa potentialité pratique (Davallon, 1999) que ce patrimoine s’est révélé comme une ressource à part entière pour l’ensemble de la communauté hospitalière. Il a permis d’impulser autour de lui de nouveaux projets culturels, faisant des traces du passé une ressource contemporaine. Tel a été le cas du projet culturel mené dans le cadre du programme “Culture à l’hôpitaldevenu “Culture et Santé”. L’artiste plasticien Jurgen Schilling est intervenu durant plusieurs mois pour assurer des ateliers d’arts plastiques auprès de patients en cours d’hospitalisation. À cette occasion, une visite du musée Pailhas a été organisée permettant aux patients actuels de découvrir les créations réalisées par leurs prédécesseurs. De cette rencontre est née la base du projet développé par l’artiste, invitant les participants à revisiter les créations exposées au musée Pailhas, pour proposer, à l’aide du medium peinture, de nouveaux témoignages de leur quotidien hospitalier. L’artiste lui-même s’est imprégné de la collection pour proposer une exposition individuelle en partenariat avec le centre d’art contemporain de la ville. À l’issue du projet, les productions des patients ont été exposées dans différents lieux communs de l’hôpital ainsi que dans l’espace dédié aux expositions temporaires du musée.

 

2.2 L’atelier culturel: un dispositif de médiation détourné

 

Nous avons suivi le déroulé de ce projet culturel inspiré de la collection Benjamin Pailhas. Nous nous sommes intéressés à ce qui relève de la production secondaire, autrement dit, à la manière et aux sens par lesquels les personnels impliqués mobilisent le dispositif atelier. Pour ce faire, l’apport de la sociologie d’Erwing Goffman a été déterminant. L’atelier culturel est un nouveau cadre d’expérience (Goffman, 1974) pour le personnel et agit comme une modalisation (cadre secondaire). Il représente une modalisation du cadre primaire de la relation soignant-soigné.     

Le dispositif de médiation culturelle est ici détourné (de Certeau, 1990), il est acteur dans le passage de l’exercice du soinprendre soin (Herreros, 2008). Le dispositif se voitbraconné” par les soignants, comme élément complémentaire à la prise en charge, obstruant un peu plus la frontière entre ce qui relève d’une part de la culture et du patrimoineproprement parler et d’autre part de l’art thérapie. L’espace de l’atelier opère un déplacement des rôles chez le personnel hospitalier. La participation se révèle constitutive de l’identité professionnelle et de l’identité personnelle. Le dispositif atelier apparaît comme la “fabrique” (de Certeau, 1990) même des acteurs. Parce qu’il est l’élément tiers de l’acte de médiation et qu’il repose sur une co-production, il permet le partage d’une expérience esthétique. Rappelons que cette dernière favorise pour la personne une reconnaissance identitaire (Caune, 2006), ce point s’est révélé́ particulièrement significatif pour les personnels impliqués.

l’instar de l’exposition (Davallon, 1999), l’atelier de pratique artistique représente une forme de “déterritorialisation”. Étantsocialement construit”, il représente une situation de médiation. L’atelier culturel se révèle un élément tiers au sein de l’hôpital, il est la formalisation d’une médiation culturelle permettant l’émergence d’un nouveau dispositif communicationnel. Il rend possible l’articulation entre les sujets (patients, personnel, artistes) et les relations. Son opérativité reste fortement liée à la figure de l’artiste. L’atelier culturel, figure neutre, permet de rassembler et de rendre acteurs du processus de médiation culturelle les différents participants. Interface[2]  entre public et objet culturel, l’atelier culturel l’est également entre deux groupes (patients et personnels). Il est mobilisé́ comme support à l’interaction plus que comme finalité́.

Le dispositif de l’atelier peut être considéré́ comme un “être culturel” au sens donné par Yves Jeanneret. L’être culturel se définit par sa capacité de circulation et par les réappropriations dont il est l’objet (Jeanneret, 2014). Le concept de trivialité[3] développé par l’auteur permet d’appréhender les phénomènes de circulation.

L’atelier culturel propose une forme de remédiation entre soignants et soignés et participe d’une transmission (artistes intervenants). Il peut s’agir de permettre aux patients l’acquisition de savoirs sur des artistes ou des courants de pensée, mais également sur des savoir-faire techniques (aquarelle, dessin...). Ces appropriations ont donné lieu à des détournements. Ainsi, un dispositif de médiation culturelle peut à la fois être mobilisé par les différents acteurs en tant qu’élément communicationnel et être également l’objet de détournements, de “fabriques” autres (de Certeau, 1990), pour répondre tant à des besoins personnels qu’à des logiques professionnelles et institutionnelles. Le projet culturel, tout comme la patrimonialisation de la collection Pailhas ont été mobilisé par la direction comme outil de communication organisationnelle.

Dans la continuité́ des travaux conduits en sociologie des organisations par Gilles Herreros (2004), et montrant comment, en tant qu’objet instituant, le projet culturel vient perturber les traditionnels rapports de pouvoir établis par le cadre hospitalier, nous avons montré dans cette recherche comment un dispositif de médiation culturelle peut rendre compte d’une certaine porosité des cadres et interroger les identités professionnelles (Costes, 2012).

Un autre aspect de cette recherche s’inscrit dans la continuité des travaux interrogeant la modification des représentations sociales dans le champ de l’action culturelle (Fabiani, 1995: Colin, 1998, Siganos, 2002). Nous avons mis en exergue cette évolution des représentations sociales, pour le personnel participant aux ateliers culturels. Dès lors, cette modification est la trace manifeste de l’effet à long terme du dispositif (point caractéristique de la médiation culturelle): un déplacement du regard s’est opéré.

Du côté des artistes intervenants, le “braconnageévoqué par Michel de Certeau se manifeste à un autre niveau. La pratique artistique est mise en lien avec les problématiques contemporaines et le vécu des patients auxquels elle s’adresse. Nous avons ainsi interrogé un possibleglissement” de l’intervention artistique qui s’oriente vers ce que l’on pourrait qualifier d’engagement citoyen (Costes, 2018). Comme le souligne Michèle Gellereau, “les artistes eux-mêmes revendiquent un rôle de médiateur, que ce soit dans l’interprétation de leurs œuvres, dans l’interdisciplinarité artistique ou encore dans leurs appuis aux pratiques “amateurs” (2016: 34). Le projet culturel se veut co-construit. L’intervention en hôpital psychiatrique fait sens pour l’artiste, non pas dans une logique démonstrative, mais dans une volonté de transmission. Il préside dans le projet un désir de redynamiser les personnes hospitalisées, marqué par une revendication affichée du caractèreutile” de leur démarche. Le caractère collectif de l’atelier permet de le définir comme un dispositif de co-production. En cela, ce résultat participe d’une réflexion plus générale sur le statut de l’objet culturel. Ici, il perd son caractère sacralisé au profit de l’expérience (Caune, 1999), il devient support et non finalité.

Cette étude nous a conduitinterroger ce qu’il en est pour les ateliersvisée thérapeutique, tant du point de vue des professionnels (premier point) que de celui des patients.

Si la patrimonialisation des collections anciennes, à teneur artistique, ne semble pas poser de questions, il n’en est pas de même pour les créations actuelles. La création du mouvement de l’art brut par Jean Dubuffet ainsi que le déploiement des ateliers d’art thérapie dans les structures de soins dès les années 1950 ont modifié le regard porté sur les créations produites par des personnes en cours d’hospitalisation.

 

3 LES PRODUCTIONS ISSUES DES ATELIERS D’ART THÉRAPIE: UN PATRIMOINE EN DEVENIR?

 

3.1 Conserver pour avoir le choix de patrimonialiser?

 

Depuis plusieurs décennies, divers facteurs participent du développement de l’art thérapie: l’aménagement d’un lieu, la mise à disposition de fournitures et surtout l’incitationl’expression qui donnent naissance à un art encadré, organisé. Depuis, le débat est posé et ouvert, concernant la frontière entre manifestation artistique et art thérapie.

Récemment, nous avons eu l’occasion de participer à une recherche collaborative menée dans le cadre d’un IDEX le projet Pluriart (Pluridisciplinarité et art thérapie), sur la période 2017-2019. Il s’est agi d’engager une recherche sur le statut et le devenir des productions d’art d’art thérapie, selon une approche pluridisciplinaire, associant médecins, juristes, muséologues et chercheurs en sciences de l’information et de la communication. Les réponses aux interrogations relatives à l’organisation, à la protection, à la conservation, à l’exposition de ces productionscaractère artistique des patients, constituent désormais une nécessité pour ces institutions.

Notre questionnement central dans ce projet a été de comprendre ce qui est fait de ces productions menées dans un cadre thérapeutique. Pour cela, nous avons enquêté sur trois établissements hospitaliers psychiatriques: la Fondation Bon-Sauveur d’Alby, l’hôpital du Vinatier à Bron ainsi que l’hôpital de Montfavet à Avignon. Nous sommes allés interroger, via des entretiens semi-directifs, les soignants intervenants dans ces ateliers (ergothérapeutes, infirmiers) ainsi que ceux en charge des prescriptions (médecins). Il nous a semblé nécessaire d’accorder également voix aux discours des principaux intéressés, ainsi nous sommes également allés recueillir la parole des patients, quant à leur réception sur ces ateliers et leurs envies relatives au devenir de leurs productions.

En l’absence de cadre légal et règlementaire, nous avons constaté que la conservation est une question traitée de manière très aléatoire, or, s’il n’y a pas de processus de conservation, il ne peut y avoir patrimoine. De a émergé notre hypothèse selon laquelle ces créations en cours ou récentes peuvent être envisagées en tant que “patrimoine en devenir”.

Les principes de conservation sont très divergents d’un hôpital à l’autre. Les institutions de santé ne font pas de la question patrimoniale, et plus largement culturelle, l’une de leurs priorités. Ce que nous avions constaté en 2008 lors de la création du musée Benjamin Pailhas se confirme, d’autant plus que les difficultés inhérentes au fonctionnement des hôpitaux n’ont fait que grandir depuis la crise sanitaire liée à l’épidémie de COVID 19.

Dès lors, les actions de valorisation entreprises relèvent de quelques volontés individuelles, parfois collectives émanant du corps soignant. Il existe une absence totale de cadre légal sur ce qui doit ou non être conservé.

Bien que les patients aient la possibilité de récupérer leurs productions, les créations restant dans l’enceinte hospitalière sont de plus en plus nombreuses, ce qui conduit à considérer plus sérieusement la question de leur devenir. Face à un manque de locaux et de place, des choix sont effectués par les équipes en charge de ces ateliers. Nous nous sommes donc interrogés sur les critères les guidant. Il en ressort que les éléments pris en considération pour décider de la conservation sont multiples. Ils peuvent être en rapport avec l’organisation ou non d’une exposition, auquel cas le personnel se donne un temps plus long pour garder avant de détruire. Cela conforte le rôle de l’exposition dans le processus de patrimonialisation (Davallon, 1999). Le reste des critères est de l’ordre du subjectif: la création est considérée par le soignant comme un témoignage du patient en tant qu’individu. Il y a certes une volonté de garder une trace notamment en essayant d’archiver via des photos prises des productions. Cependant, en l’absence de compétences documentaires et archivistiques, le procédé s’avère complexe à mettre en place pour les professionnels de santé.

Ces questionnements semblent pourtant de plus en plus prégnants, notamment dans les établissements psychiatriques ou les ateliers dits d’art thérapie ou de thérapies médiatisées sont à l’origine d’un nombre important de créations, qu’il faut tour à tour pouvoir stocker.

L’hôpital de Purpan a entamé une vraie réflexion sur le sujet avec la mise en place d’un groupe de travail dédié. Dans cet établissement, un protocole a été mis en place à l’arrivée de chaque nouveau patient dans l’atelier. Dès le départ, ce dernier est informé des possibilités de devenir de ce qu’il va réaliser ici. Ce procédé favorise une meilleure prise en compte du consentement du producteur. Parallèlement, l’équipe de l’hôpital de jour de psychiatrie a mis en place un travail d’identification des œuvres conservées. Ces procédures sont longues et complexes puisqu’il s’agit de retrouver les auteurs et d’indexer des œuvres couvrant plus d’une quarantaine d’années. Ce travail d’identification, pouvant parfois donner lieu à restitution auprès du producteur, témoigne d’un changement de regard sur ces productions. Désormais, elles sont considérées comme propriété de leur auteur et non de l’institution. Nous avons observé une volonté d’harmoniser les pratiques, au moins à l’échelle locale avec une concertation engagée sur trois établissements hospitaliers.

Bien que les patients soient au centre du dispositif de production, leur point de vue a été peu abordé dans les recherches, quel que soit le champ disciplinaire. Cette faiblesse prospective peut s’expliquer par la complexité d’accès aux interviewés. Jusqu’alors, les recherches s’orientaient vers les enjeux professionnels de ces pratiques (Herreros, 2004; Herreros et Milly, 2009; Costes, 2012; Vandeninden, 2010, 2015). En donnant la parole aux personnes hospitalisées en hôpital psychiatrique participant à ces ateliers, l’enjeu était de comprendre leurs représentations, les apports et les relations qu’elles instituent à partir de leur(s) création(s), dans ce cadre de soins. Nous souhaitions répondre aux questions suivantes: qu’est-ce que ces productions représentent pour elles? Que leur apporte la participation à un atelier de pratique artistiquevisée thérapeutique? Quels rapports entretiennent-elles avec les soignants et les autres patients? Qu’en est-il de leur volonté concernant le devenir de ces productions (exposition, vente, conservation)?

Nous avons interrogé́ vingt-cinq participants aux ateliers à caractère artistique (dessin, peinture, bois, terre, sculpture). La mise en place du protocole d’enquête a nécessité une collaboration avec les professionnels des établissements hospitaliers. Pour la réalisation des entretiens, le personnel responsable de l’atelier a prévenu les participants de notre venue afin de savoir qui accepterait de nous rencontrer. Les patients étaient invitésrépondre à nos questions individuellement ou accompagnés (selon leur choix) dans une pièce dédiéecôté de l’atelier. Les entretiens se sont déroulés à la suite d’une séance de pratique.

Nous pouvons en retenir que l’atelier d’art thérapie fait figure d’espace d’exaltation, l’activité produite par les patients y est perçue avant tout comme une occupation favorisant une rupture dans le temps d’hospitalisation. L’atelier est un cadre propice à la tranquillité. Il fait émerger chez les personnes un sentiment de valorisation, favorisé par les interventions bienveillantes des personnels encadrants. La liberté ressentie est évoquée comme un élément clé de la séance d’art thérapie, qu’il s’agisse de liberté de mouvement, de création, d’absence de jugement. Ce terme de liberté́ est revenumaintes reprises au cours de nos entretiens: les patients sont libres d’aller et venir; certains viennent un quart d’heure et repartent, d’autres s’assoupissent durant l’atelier. Les patients sont libres de produire comme ils l’entendent.

Ils apprécient l’esprit de ces ateliers simples où, disent-ils, ils ne sont pas jugés et où l’on ne se moque pas d’eux. Cette perception correspond aux intentions des organisateurs. Les soignants expliquent que la création n’est pas le but du jeu: c’est le processus de création qui est thérapeutique.

La prescription permettant de s’adonner à un acte de création est favorablement perçue par les patients et reconnue comme constitutive de leur parcours de soins. La participation à un atelier favorise la découverte d’un penchant, voire répond à de réelles compétences, dans le domaine artistique (peinture, sculpture, musique...).

Concernant le regard que les patients portent sur le devenir de leurs productions, nous avons pu constater que le rapport à l’exposition est plutôt mitigé. Il n’y a pas vraiment de consensus; certains sont plus enclins que d’autresexposer. Nombreux sont ceuxestimer que leur production n’est pas valable oucraindre le jugement des autres. Toutefois, l’appréhension intervient surtout au début. Ensuite, la majorité des patients déclarent être satisfaits de la dynamique créée par l’exposition. Cela leur permet de découvrir le regard des visiteurs, éventuellement d’échanger avec eux.

 

3.2 Comment penser la consultation de restitution en art thérapie comme un dispositif de médiation?

 

À l’hôpital Purpan de Toulouse, la démarche entreprise pour identifier les auteurs et restituer les productions soulève d’importants questionnements.

Pour les soignants, cette démarche permet de penser le lien avec la notion de “rétablissement” des personnes. Cet accès à la culture s’inscrit dans une volonté de dé- stigmatisation. Ces pratiques permettent d’amorcer une réflexion sur le statut et la valeur des œuvres (Heinich, 2017). Souvent, la temporalité des soins n’est pas en adéquation avec le temps des patients. De fait, la consultation de restitution est proposée un an après la réalisation d’une œuvre. Ce délai est nécessaire pour favoriser une réappropriation par le patient. L’idée du personnel soignant est de créer une distance entre temps de création et temps de décision davantage axé sur la temporalité perçue comme nécessaire pour les patients.

Cet écart temporel va permettre une mise à distance des émotions et parfois des impulsivités qui ont pu être investies dans la création. Le regard vers l’art permet une pause. La discussion sur le devenir de la production favorise une redéfinition de la relation soignant-soigné, favorisant un mouvement entre l’institution et son extérieur. Au cours de cette consultation de restitution, le soignant agit comme un accompagnateur du choix du patient, le plus éclairé, le plus apaisé possible. Il peut s’agir de les rassurer ou d’amener de la valeur de soin pour ceux qui n’arrivent pasopérer un choix sur le devenir de la création. Il peut soit décider de repartir avec, soit le détruire, soit en faire don à l’hôpital.

Lors de ces consultations de restitution d’œuvres, les patients se montrent souvent étonnés. Ils prennent alors conscience de ce qui a été réalisé́, générant un changement de point de vue sur leur création. Ainsi, l’espace de consultation, via la restitution, devient un support narratif de soi et des soins. Dispositif de médiation, il devient à son tour un point de départ pour réinitier et moduler la prise en charge. La trace laissée par les œuvres devient un support psychothérapeutique.

Ces différents terrains ont permis de constater comment les créations produites en contexte hospitalier sont à considérer, ou tout du moins à envisager, comme élément patrimonial. Pour les productions et collections anciennes, il s’agit de compléter ce qui relève du patrimoine de la santé, d’apporter un autre regard sur le fonctionnement passé des institutions de soins. S’en saisir aujourd’hui représente également une possibilité d’ouvrir l’hôpital vers l’extérieur, à travers la création artistique. Pour les productions actuelles, bien qu’il ne s’agisse pas de patrimoine, au sens développé par Jean Davallon[4], les questions de conservation, de stockage, de propriété des œuvres sont essentielles pour harmoniser les pratiques et faire en sorte que certaines créations soient protégées, pour un jour avoir la possibilité d’être l’objet d’un processus de patrimonialisation. Il s’agit également d’assurer une continuité entre passé et futur comme le suggère Jean Davallon reprenant l’expression de l’ethnologue Jean Pouillon pour parler du phénomène de “filiation inversée”, de ce double mouvement dont l’objet est l’opérateur: “C’est nous qui, depuis le présent, avons reconnu à cet objet une valeur (…) c’est nous qui décidons que nous sommes leurs héritiers et qui estimons alors ce que nous devons garder pour le transmettre à ceux qui viendront après nous” (Davallon, 2002).

 

REFERÊNCIAS

 

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DE CERTEAU, Michel. L’invention du quotidien. 1. Arts de faire. Saint-Amand: Éditions Gallimard, 1990.

 

FABIANI, Jean-Louis. “Lire en prison”. Enquête, 1995, n°1, 199-220.

 

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JEANNERET, Yves. Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir. Paris: Éditions Non standard, 2014.

 

POISAT, Jacques (dir). Hôpital et musée: actes de la rencontre internationale de Charlieu, 26-27 septembre 1997. Saint Etienne: université de Saint-Etienne, 1999.

 

POISAT, Jacques. “A quoi servent les patrimoines de la santé?”. In: Third Biannual Conference ofthe Association ofCritical Heritage Studies: What does heritage change?, 2008.

 

SIGANOS, Florine. “L’action culturelle en milieu fermé: plus qu’une approche d’insertion, une reconnaissance de l’individu et de sa place dans la société”. Revue Recherche Sociale, 2002, n°164, 58-69.

 

VANDENINDEN, Élise. “Pour une approche de la médiation par ses usages professionnels: le cas de l'art omme médiateur en psychiatrie” Les Enjeux de l'information et de la communication 2010, n°2, 104-115.

 

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[1] Maître de conférences à l’Université de Perpignan Via Domitia. Membre du CRESEM-UPVD et chercheure associée à Héritages-CNRS.

[2] Jean Davallon explique que la médiation culturelle va permettre la mise en place d’une interface entre deux univers distincts représentés par le public et par l’objet culturel (1999).

[3] La trivialité désigne “le caractère fondamental des processus qui permettent le partage, la transformation, l’appropriation des objets et des savoirs au sein d’un espace social hétérogène” (Jeanneret, 2014: 20).

[4] Pour qu’il y ait patrimonialisation un ensemble de critères doivent être réunis: la reconnaissance du groupe, la production de savoirs autour de l’objet, la déclaration de l’objet comme patrimoine, l’exposition de l’objet afin de le rendre accessible au public, et enfin l’obligation de le transmettre aux générations futures (Davallon, 2004).